Vue du ciel par Jeanne

CHAPITRE 6

02.06.12                                                                      17 : 29

De Pierre à moi

Chère maman,

J’ai promis de t’envoyer un bref rappel des préliminaires de la fête. Je suppose que tu vois depuis les étoiles les personnes comme de petites fourmis qui s’affairent sur le terrain.

Il faut dire qu’il fait 34°cet après-midi, que les premiers nuages s’amoncèlent et que la pluie est attendue cette nuit.

On craint des rafales et des trombes d’eau qui risquent de faire des dégâts. Nos adhérents sont en train de monter des tentes ouvertes ainsi qu’un vestiaire qui pourraient s’envoler ou s’effondrer ! Mais comme la plupart d’entre nous sont optimistes la nuit désastreuse à venir ne nous arrête pas.

L’équipe des spéléologues (ils sont onze), casque sur la tête et tenue de service, finalisent les derniers aménagements pour le parcours des souterrains.

Demain je suis de garde du parking. Tu sais, on a ouvert un passage du côté de l’allée vers la boulangerie, de sorte qu’on puisse garer les voitures dans le parc. J’accueillerai les visiteurs… Des orchidées sauvages poussent dans le parc ; deux petites colonies de huit tiges chacune, la hampe recouverte de tout petits pétales, yeux et bec minuscules, dessinés au fond… J’ai tiré de la ficelle autour pour que les conducteurs les voient et ne les écrasent pas.

C’est le mois des roses. Elles fleurissent toutes en même temps cette année. Il y a une  mêlée de corolles dans chaque massif ; les « neiges d’avril » treillagent encore le mur de la maison. Simple coïncidence de rosée du matin, de soleil et de douce lune ?

Peux-tu me dire, maman, qui commande là-haut aux nuages, au vent, à la pluie ? Je pense que le soleil est Dieu et maître à  lui tout seul…adoré en tant que tel dans d’anciennes civilisations !  Alors à qui vas-tu soumettre ta demande en notre faveur ?

Bonne fête, maman, je t’embrasse de tout mon cœur,

Pierre

04.06.12 19 :32

De moi à Pierre

Voyons Pierre,  tu sais bien que la météo est une science appliquée de nos jours. Certes, pas une science précise à cause des vents capricieux qui changent de sens et de vitesse, à cause des masses d’air qui gonflent ou se disloquent, de l’anti-cyclone qui se dérobe et se perd entre les océans, les archipels et les terres arrimées ! C’est la géographie du ciel, celle qui a le plus de charme, celle qui déploie des panoramas qui en définitive sont des illusions.

Par ailleurs on n’est plus à l’âge des dieux des éléments que les Grecs ont doués de caractères humains et que l’on pouvait implorer.

Saint-Pierre m’a dit qu’aménager le temps à la demande des hommes n’était ni dans ses attributions ni de sa compétence. Je pense qu’il n’a pas envie de favoriser les uns au risque de mécontenter d’autres. Pourtant c’était hier la fête des Mères en Europe. Elles méritaient bien quelque attention du Ciel, toutes les mamans de France et d’ailleurs. Alors mon ange a bien voulu  jouer son rôle d’intercesseur auprès de Marie et il a été entendu. Ainsi le soleil est revenu après quelques averses matinales intermittentes.

Et c’est exactement ce que dit Dominique sur son site : «Les jardins du château perd ».

Elle parle d’une journée réussie sur toute la ligne à commencer par les tentes montées la veille et qui sont restées debout. Le soleil a joué à cache-cache, et après quelques clins d’œil, il s’est carrément invité à la fête. Les visiteurs sont descendus par groupe de quatre personnes, accompagnés par les membres du CRES qui les ont aidés à franchir les obstacles de ce parcours souterrain. Mais tout cela tu l’as vécu toi-même…

J’ai vu grâce à ma lunette la sortie du souterrain où Michel a pris des photos de la remontée. Tous portaient le casque à loupiote ; ils avaient le visage maculé, le sourire aux lèvres malgré leurs vêtements mouillés jusqu’aux genoux ou à mi-cuisses. Je suppose que la rivière en dessous a fait son travail d’érosion depuis des siècles et qu’une salle est plus ou moins inondée.

J’ai fait plusieurs incursions dans le tunnel et j’ai vu brasiller des bougies fixées le long de la  paroi qui auraient pu ressusciter quelque fantôme du passé…On avançait parfois en rampant, la voûte étant basse et le couloir rétréci. A l’autre sortie les gens ont débouché à côté d’une imposante cascade. Elle se déverse et tombe comme une nappe d’eau irisée des couleurs de l’arc-en-ciel et elle souffle de la fraîcheur…Et voilà des enfants qui surgissent de la pénombre sous un voile d’embruns. J’ai vu sur l’herbe une barque esseulée qui, hélas, n’a pas servi parce qu’elle était  trop longue et serait restée coincée dans les tournants.  Qui donc a eu cette idée qui fera son chemin puisqu’on envisage d’autres 3 juin! Ainsi tant qu’il y aura des êtres passionnés le rêve ne s’arrêtera pas.

Enfin le pique-nique était riche en couleurs et en saveurs. Wifi  a fait le tour des tables, a attendu sagement, en quête de miettes et de petites bouchées dont elle se pourléchait les babines. Tu vois, Pierre, c’est le genre de pique-nique où « quand on croit qu’il n’y en a plus, il y en a encore… »

Puis dans l’après-midi les gens ont fait cercle autour de la conteuse, sous l’arbre à palabres, un magnolia enserré dans les panaches des bambous… Des applaudissements nourris ont fusé hors de la bambouseraie… On s’est quitté après la tombola avec la promesse de se revoir bientôt.

Bravo à Dominique et à son groupe d’adhérents actifs et débordants d’enthousiasme !

Je vous embrasse tous les deux de tout mon cœur

Maman

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Imaginons : Me voilà assise au balcon du ciel avec un angelot à chaque côté de moi… Je leur décris les scènes que je vois dans ma lunette. Ils veulent regarder à tour de rôle, et ils m’écoutent comme si j’avais entre les mains un livre de contes. Je retrouve chez eux les mêmes attitudes que celles de leur figurine : Poupine repose son menton dans la paume ouverte de sa main. Poupin appuie deux doigts sur sa joue, l’air pensif. Leurs yeux brillent et leur regard s’éclaire comme devant une lanterne magique. Je crois qu’ils aimeraient bien se fondre parmi les visiteurs et découvrir comme eux ces lieux secrets qui autrefois servaient à fuir en cas de danger ; à cacher quelqu’un qui était recherché et poursuivi, tel le poète Clément Marot, suspecté d’hérésie pendant les guerres de religion…Une des salles aurait même pu servir de cachot. Ainsi se découpe une lucarne par ci, une autre par là, dans lesquelles passent des ombres et des vivants…

Et Poupine de demander : est-ce que la prochaine fois les spéléologues apporteront des casques aussi pour nous ?

–          Je ne pense pas. Vous serez invisibles aux yeux des autres. Et puis vous avez vos radars  internes pour vous guider de sorte que vous éviterez  les embûches.

–          On n’aura pas besoin de s’inscrire avant de venir ni de payer une assurance spéciale, se demande Poupin.

–          Non plus.

Je ne les sentais plus tout à fait avec moi… Etaient-ils déjà en train d’explorer ces lieux en suivant un chemin imaginaire ?… Etaient-ils en train de se demander s’il y avait un danger quelconque, matériel, tel un effondrement ? Craignaient-ils que ces souterrains soient frappés d’une malédiction? Cela aussi fait partie des secrets de familles qui sont lourds à porter et que l’on cache en général. A mon avis les deux angelots emboîtaient leurs intuitions comme des poupées russes !

Et si on avait là-dessous séduit une bergère ?  Ou égorgé quelqu’un à l’époque des frondes, des croquants, des hérétiques et des dragonnades ? Sans doute qu’une légende se dessinait autour de leurs questions, une légende qu’ils nous révéleront bien un jour…à moins qu’elle ne continue à sommeiller au fond des âges !

Je guettais l’instant du retour dans le temps présent…Et je voyais bien qu’ils n’étaient pas tout à fait rassurés.

–          Pourquoi sommes nous invisibles pour les autres, alors que toi tu nous vois ?

–          Je vis avec vous en esprit. Je devine vos pensées, je ressens vos émotions, je partage avec vous les envies et les déceptions. Vous avez bien envie de descendre et de traverser la salle inondée en barque la prochaine fois? Qui de vous deux va ramer ?

–          C’est Poupin déclare Poupine, et d’ajouter :

–          On verra des vaguelettes miroiter sous la voûte et les reflets de l’eau danser sur les murs. Les grosses pierres assemblées au mortier, les unes aux autres, renverront les échos des voix refoulées dans le passé.

Et c’est à cet instant que me venait en mémoire le souvenir d’un certain renard qui disait au Petit Prince que l’essentiel est invisible aux yeux et qu’on ne voit bien qu’avec son cœur.

–     On ne connaît bien que ceux qu’on a apprivoisés.

–          Alors tu nous a apprivoisés ?

–          Bien sûr ! Et plus ou moins sans dessein, c’est arrivé naturellement…

–          Alors on restera toujours ensemble, dira Poupine, et on n’aura pas à craindre le diable !

C’était la question qui les taraudait. La tour du diable existait autrefois dans l’imaginaire des grands et des petits. On ne savait jamais ce qui s’y passait. Elle symbolisait la torture physique et celle des âmes, en quelque sorte l’antichambre de l’Enfer. Chacun comprend que mes petits amis  n’auraient pas voulu faire ce genre de mauvaise rencontre.

Balançant leurs jambes pendantes, les deux angelots regardaient passer les siècles du château perdu. Un fragment, un laps de temps en regard de l’éternité ! En signe de sympathie, j’avais envie d’ébouriffer de ma main leur chevelure dorée…Je crois qu’ils rêvaient plus haut que leur front !

En bas l’ombre avançait sur la terre, le crépuscule nimbait les sommets d’une lueur rosée, les vallées s’enfonçaient et entaillaient le relief, les versants des collines reflétaient les lacs pourprés du firmament qui s’éteignaient  petit à petit… Et nous suivions tous les trois la rotation des étoiles, de la lune et de la planète bleue, la seule qui soit hospitalière de toutes les planètes. Nous étions peut-être nous-mêmes les dernières petites étoiles à scintiller, de la poussière d’étoiles, puisque nous étions fabriqués des mêmes éléments, des mêmes atomes connus en haut et en bas.

Par quel miracle ? Sans réponse satisfaisante, à moins de pousser en avant les limites de la science, ça reste encore et toujours un mystère.